XII Alibi irréfutable
(The Unbreakable Alibi)

 

Assise en face de son mari et occupée à trier le courrier du matin, Tuppence poussa soudain une joyeuse exclamation.

— Un nouveau client !

Tommy parcourut la missive des yeux et remarqua :

— Rien de bien intéressant à première vue, sinon que Mr…heu… Montgomery Jones, malgré son nom, n’est pas des plus respectueux de l’orthographe, ce qui prouve que pour son éducation, on a dépensé de l’argent en pure perte.

— Montgomery Jones ? Ce nom me dit quelque chose… Ah ! il me semble bien que c’est Janet Saint-Vincent qui m’a parlé de lui. Sa mère, Lady Montgomery est une femme austère et pieuse qui a épousé un Mr Jones dont le manque de sang bleu est compensé par une grosse fortune !

— L’éternelle histoire, quoi ! Et ce gentleman nous informe qu’il viendra nous rendre visite…

— … ce matin à onze heures trente.

 

À onze heures trente exactement, un grand jeune homme à l’air aimable se présenta à la réception et demanda à voir Mr Blunt.

— Vous avez un rendez-vous, Sir ? s’enquit Albert.

— Je n’en suis pas sûr… mais j’ai écrit…

— Quel nom ?

— Mr Montgomery Jones.

— Je vais informer Mr Blunt de votre arrivée.

Albert revint quelques instants plus tard pour annoncer :

— Veuillez attendre, quelques minutes, Sir, car Mr Blunt est engagé dans une conférence très importante.

— Mais certainement.

Au bout d’un moment, Tommy jugea qu’il avait assez impressionné son nouveau client. Il pressa le timbre posé à portée de sa main et Mr Montgomery Jones fut introduit dans son bureau.

Tommy se leva pour l’accueillir et le guida vers un fauteuil confortable.

— Que puis-je faire pour vous, Mr Montgomery Jones ?

L’intéressé jeta un coup d’œil gêné du côté de Tuppence. Mr Blunt crut bon de procéder aux présentations, après quoi il enchaîna :

— Serait-il question d’une histoire de famille d’une nature très délicate ?

— Heu… pas exactement.

— J’espère qu’il ne s’agit pas d’un ennui personnel ?

— Non, au contraire.

— Et bien, peut-être pourriez-vous, dans ce cas, nous entretenir du problème qui vous amène ?

C’était là, malheureusement, une chose dont Mr Montgomery Jones semblait incapable.

— Ce que j’ai à vous demander est assez spécial… Je… heu… ma foi, je ne sais comment vous expliquer…

— Nous ne nous occupons jamais de divorce, le prévint Tommy.

— Il n’est pas question de divorce. Une simple plaisanterie, très sotte au surplus, et rien d’autre.

Tuppence tenta de venir en aide à Mr Jones.

— Quelqu’un vous aurait-il joué un tour ?

— Non, non !

Tommy, que Mr Montgomery Jones commençait à ennuyer sérieusement, déclara :

— Prenez tout votre temps, cher Monsieur.

Après avoir poussé un profond soupir, le client se décida :

— Eh bien ! voilà comment les choses se sont passées. Entré dans un restaurant, je me suis assis à une table voisine de celle occupée par une jeune fille. Elle était… oh ! c’est idiot, mais je ne saurais vous la décrire. Une des jeunes filles les plus dynamiques que j’aie jamais rencontrée. Elle est australienne et partage un appartement avec une amie, dans Clarges Street. Je ne puis vous expliquer l’effet que cette personne a produit sur moi.

— Nous l’imaginons aisément, Mr Montgomery Jones, fit Tuppence imperturbable.

— Je n’arrive pas à comprendre comment une jeune fille peut faire perdre la tête à ce point, reprit Mr Jones. Avant elle, j’ai connu une autre jeune fille… ou plutôt deux. L’une était très enjouée mais je n’aimais guère son menton. Je dois néanmoins admettre qu’elle dansait à merveille et comme nous étions amis d’enfance, je me suis toujours senti en sécurité avec elle, si vous voyez ce que je veux dire ? Quant à l’autre j’appréciais sa compagnie, mais ma mère n’aurait jamais consenti à ce que je l’épouse… De toute manière, je n’avais pas grande envie de les épouser ni l’une ni l’autre. Pourtant, je commençais à envisager le mariage, lorsque le hasard m’a fait m’asseoir à côté de cette autre jeune fille, dans un restaurant…

— … et le monde se trouva transformé, conclut Tuppence.

Tommy s’agita nerveusement. Les histoires sentimentales de ce fils-à-papa commençaient à l’énerver pour de bon.

L’intéressé sourit.

— Vous avez deviné juste, Miss. C’est exactement ce que j’ai ressenti. Mais je crains bien que cette jeune fille n’ait pas une haute opinion de moi. Je ne suis pas exceptionnellement intelligent, vous savez…

— Vous êtes trop modeste, minauda Tuppence.

— Je me doute que je ne suis pas le genre de garçon qu’une fille aussi merveilleuse choisirait du premier coup d’œil. C’est pour cela que je dois réussir à élucider ce problème : c’est ma seule chance. Cette fille n’a qu’une parole et je suis sûr qu’elle ne reviendra pas sur sa promesse.

Tuppence fronça les sourcils :

— Je ne vois pas très bien ce que vous attendez de nous ?

— Grand Dieu ! Ne vous l’ai-je pas dit ?

— Pas encore, cher Monsieur, grinça Tommy.

— Figurez-vous que nous étions en train de parler de romans policiers, qu’Una, c’est son nom, aime autant que moi, lorsque la conversation s’orienta sur une histoire dont tout le mystère repose sur un alibi. De là, nous en sommes venus à discuter des faux alibis et j’ai dit… non, elle a dit… voyons, lequel d’entre nous… ?

— Peu importe, coupa vivement Tuppence.

— J’ai dit que ce devait être bougrement difficile de produire un faux alibi qui se tienne. Una ne fut pas de mon avis, prétextant qu’il suffisait seulement d’un peu de réflexion. Nous nous échauffâmes et finalement, elle déclara : « Qu’est-ce que vous pariez que je puis vous présenter un alibi que personne ne pourra démolir ? ». « Tout ce que vous voudrez » répliquai-je. Una paraissait certaine de gagner. Je l’avertis cependant que si elle perdait, je pourrais lui demander n’importe quoi, et qu’elle n’aurait pas le droit de me refuser. Elle ne fit que rire en annonçant qu’elle venait d’une famille de joueurs et qu’elle acceptait tous les enjeux, quels qu’ils soient.

Tuppence haussa les sourcils et Mr Montgomery Jones leva sur les « Célèbres Détectives de Blunt » un regard de chien battu.

— Et alors, Mr Jones ?

— Ne comprenez-vous pas que tout dépend de moi, maintenant ? C’est ma seule chance de conquérir le cœur d’Una. Sans cela, elle se détournera de moi à jamais.

Tommy intrigué, réclama des précisions.

— Cette Australienne vous a fait une proposition bien curieuse, Mr Jones. Je ne suis pas sûr de l’avoir bien comprise.

— Je suis venu vous voir car dans votre métier, vous devez souvent vérifier des alibis pour essayer de découvrir où ils clochent ?

— En effet.

— Eh bien ! je vous demande de vérifier celui-ci pour moi car, pour ma part, je ne suis pas doué du tout pour ce genre de travail. Votre tâche consistera simplement à trouver la faille de cet alibi et tout sera parfait. Si pour vous c’est une histoire assez simple, dites-vous qu’elle a une importance capitale pour moi. Naturellement, je vous paierai… heu… enfin votre prix sera le mien.

Tuppence lui sourit.

— Ne vous faites plus de soucis, Mr Jones. Mr Blunt acceptera certainement de résoudre pour vous ce petit problème.

— Mais oui, mais oui… approuva Tommy, ce sera pour nous, une affaire des plus reposantes.

Mr Montgomery Jones poussa un soupir de soulagement et tira un papier de sa poche.

— Je vais vous lire l’énoncé de l’énigme proposée par Una : « Je vous déclare et vous prouve que je me trouvais en deux endroits différents en même temps. D’abord, j’ai dîné au « Bon temps » dans Soho, seule, puis je me suis rendue au Duke’s Théâtre, enfin j’ai soupé au Savoy en compagnie d’un ami, Mr Le Marchand… mais, durant ces heures, je me trouvais au Castle Hôtel à Torquay et n’ai regagné Londres que le lendemain matin. À vous de découvrir en quoi cet alibi, reposant sur une impossibilité évidente, est faux. Autrement, dit cher Montgomery, essayez de deviner à quel endroit, à quel moment, j’ai menti ». Voilà, Mr Blunt, le problème que je vous demande de résoudre pour moi.

— Il est charmant et plein de naïveté, crut bon de commenter Tommy – Miss Una se croit très forte… trop forte, sans doute.

— Voici aussi la photographie de Una dont vous aurez besoin.

— Quel est le nom de famille de cette personne ?

— Drake. Elle habite au 180, Clarges Street.

— Merci. Eh bien, Mr Jones, nous allons rapidement étudier cette plaisanterie et j’espère que nous pourrons très vite vous en donner la solution.

Le jeune homme se leva en soupirant.

— Votre optimisme me réconforte, Mr Blunt et je vous en remercie.

Ayant reconduit son client, Tommy regagna son bureau où il trouva Tuppence affairée parmi les « classiques ».

— Inspecteur French[8], lança-t-elle par-dessus son épaule.

— Hein ?

— Votre modèle pour cette histoire ne peut être que l’inspecteur French qui est le démolisseur d’alibis numéro 1. Je connais ses méthodes. Il faut avant tout vérifier tous les détails et, de cette façon, on repère vite ce qui cloche.

— Lorsque vous présentez les choses ainsi, le problème paraît très facile, surtout qu’au départ, nous savons qu’il y a un mensonge. Pour ne rien vous cacher, ma chère, c’est cette trop grande facilité qui m’inquiète.

— Je ne vois pas pourquoi ?

— Parce qu’en résolvant ce problème enfantin, nous allons mettre Miss Drake dans l’obligation d’épouser ce Jones. En avons nous le droit ?

— Rassurez-vous, Tommy. Les femmes ne sont que très rarement joueuses. Elles n’aiment guère le hasard. Persuadez-vous que si cette Una n’avait déjà résolu d’épouser ce charmant, mais pas très malin garçon, elle ne se serait jamais lancée dans ce pari. Mais croyez-moi, elle l’épousera plus volontiers si elle éprouve pour lui un sentiment d’admiration que s’il lui faut tendre la perche d’une autre manière.

— Vous vous imaginez, comme toujours, tout savoir, hein ?

— Parfaitement.

— Dans ce cas, ma chère, examinons ensemble le rébus… Tout d’abord, la photographie de Miss Drake… Hum !… une jolie fille. La photo est très bonne.

— Nous allons devoir nous procurer des photos d’autres jolies filles.

— Pourquoi ?

— Pour en présenter quatre ou cinq aux serveurs des restaurants dans l’espoir qu’ils choisissent la bonne.

— Vous vous figurez que ces gens-là ne se trompent jamais ?

— Pas dans les romans policiers, en tout cas.

— Alors, il est bien regrettable que la réalité ressemble si peu à la fiction. Voyons les détails donnés par Una en ce qui concerne Londres : dîner au Bon Temps à 7 h 30, théâtre ensuite, où l’on jouait « Delphinium Blue » – voici le billet destiné à soutenir l’alibi, et souper au Savoy, en compagnie de Mr Le Marchand. Je crois que nous devons commencer par ce gentleman.

— Cela ne nous avancera en rien, parce que s’il est dans le coup, il ne vendra sûrement pas la mèche. Ses affirmations ne vaudront pas la pipette.

— Passons à Torquay : train de la gare de Paddington à midi, déjeuner dans le wagon-restaurant – voici la note en témoignage de la véracité – chambre retenue au Castle Hôtel, à Torquay, pour une nuit et une autre note à l’appui.

— Tout cela me paraît un peu enfantin. N’importe qui peut acheter un billet de théâtre sans pour cela assister à la représentation. Pour moi, Miss Drake s’est rendue à Torquay et l’alibi de Londres est le faux.

— S’il en est ainsi, notre tâche sera aisée. En route pour la demeure de Mr Le Marchand.

 

Mr Le Marchand, un grand jeune homme désinvolte, ne se montra pas autrement surpris de voir arriver les deux détectives.

— Una manigance quelque chose ! hein ? Cette fille médite toujours un tour pendable à jouer à quelqu’un !

Tommy coupa :

— Je crois savoir que Miss Drake a soupé avec vous au Savoy, mardi dernier ?

— Je me souviens très bien du jour, car Una a insisté sur la date et m’a prié d’en prendre note dans mon calepin. Je vais d’ailleurs vous le montrer.

Il sortit son carnet d’adresses et leur indiqua une page où il avait tracé : « Je soupe avec Una. Mardi 19 ».

— Miss Drake vous a-t-elle confié où elle s’était rendue avant dans cette même soirée ?

— Voir un show appelé « Pink Peonies » ou quelque chose dans ce genre. Elle m’a assuré qu’elle l’avait trouvé complètement idiot.

— Vous êtes absolument certain que c’est bien mardi dernier que Miss Drake soupait avec vous ?

Le garçon ouvrit de grands yeux.

— Mais oui ! N’est-ce pas ce que je viens de vous dire ?

— Peut-être vous a-t-elle demandé de le prétendre ? suggéra Tuppence.

— Ma foi, je dois avouer qu’elle a émis, au cours du souper, une remarque qui m’a paru assez bizarre. Elle m’a dit : « Vous êtes persuadé que nous soupons ensemble ici, n’est-ce pas, Jimmy ? Mais, savez-vous qu’en ce moment-même, je me trouve à 200 miles de Londres, dans le Devonshire ? » Le pire est qu’un de mes copains, Dicky Rice m’a raconté plus tard qu’il croyait bien avoir aperçu Una là-bas !

— Comment cela ?

— Il s’était rendu à Torquay pour présenter ses respects à une tante, vieille ruine qui a toujours l’air de mourir et qui n’en finit jamais de vivre, très riche, que Dicky a intérêt à dorloter. Il se promenait au bras de sa parente, lorsqu’il aperçut Una, mais sa tante n’aurait pas supporté qu’il la plantât là sur le trottoir pour aller bavarder avec une jeune fille. De toute manière, Una et lui ne se connaissent que très peu. Bref, cela se passait mardi dernier vers l’heure du thé. Naturellement, j’ai affirmé à Dicky qu’il avait dû se tromper… mais, malgré tout, je suis un peu intrigué, surtout parce qu’Una elle-même m’a parlé du Devonshire au cours de la même soirée.

— Je comprends votre perplexité. Par hasard, Mr Le Marchand, quelqu’un de vos relations soupait-il au Savoy non loin de vous, ce soir-là ?

— Les Oglander occupaient juste la table voisine de la nôtre.

— Connaissent-ils Miss Drake ?

— Oui, bien qu’ils ne soient pas amis intimes.

N’ayant plus rien à apprendre de Le Marchand, les Beresford se retirèrent.

— Voulez-vous mon avis, Tuppence ? Ou bien ce garçon est un sacré bon menteur, ou bien il a dit la vérité…

— … et Una se trouvait avec lui ce soir-là.

— Allons au « Bon Temps ». Un excellent repas nous fera du bien. Mais tout d’abord, essayons de nous procurer des photos de jeunes filles.

La chose se révéla impossible car, ayant demandé à un photographe un assortiment de clichés, Tommy essuya un échec.

De retour dans la rue, Tuppence gémit :

— Pourquoi ce qui est si simple dans les romans est-il si difficile dans la réalité ? Vous avez remarqué ce coup d’œil méfiant que vous a lancé le photographe ? Je me demande ce qu’il s’est imaginé que nous voulions fabriquer avec ces beautés ? Le mieux est d’aller faire main basse sur l’appartement de Jane.

Jane, l’amie de Tuppence, leur permit de fouiller parmi les clichés de ses amies d’enfance, perdues de vue depuis longtemps et, triomphants, les Beresford se rendirent au « Bon Temps » où de nouvelles difficultés et de grosses dépenses les attendaient.

Tommy héla discrètement chaque garçon, lui glissa une pièce avant de lui mettre sous le nez son assortiment de photos. Le résultat fut déplorable. À les croire, au moins trois des jeunes filles présentées auraient dîné là, le mardi précédent !

De retour à leur quartier général, Tuppence se plongea dans l’horaire des chemins de fer.

— Il y a un train qui part de Londres à midi et qui arrive à Torquay à 3 h 35. Si l’ami de Mr Le Marchand, Mr Rice, a bien vu la jeune fille à Torquay, vers l’heure du thé, c’est qu’elle s’y était rendue par ce train-là !

— Nous n’avons pas encore interrogé Mr Rice pour confirmer une histoire qui n’est peut-être qu’une invention de Mr Le Marchand.

— Pour moi, je suis presque sûre que Le Marchand a dit la vérité. Mais, j’ai une autre idée. Una aurait pu prendre le train à Paddington à midi, arriver à Torquay à 3 h 35, retenir une chambre à Castle et revenir à Londres à temps pour souper au Savoy avec son ami. Je constate, en effet, qu’il y a un train qui quitte Torquay à 4 h 40 et arrive à Londres à 9 h 10.

— Et ensuite ?

— Ensuite, les choses se compliquent, car il y a bien un train de nuit pour Torquay, mais je doute qu’elle ait pu l’attraper.

— Et si elle avait refait le voyage par la route ?

— Hum… N’oubliez pas qu’elle aurait eu 200 miles à parcourir.

— Je me suis laissé dire que les Australiennes sont des conductrices de tout premier ordre.

— Évidemment, c’est possible. De cette manière, elle serait arrivée à Torquay vers 7 h le lendemain matin.

— Suggérez-vous qu’elle se soit glissée dans sa chambre sans être aperçue du personnel de l’hôtel ? Ou bien qu’elle se soit présentée à la réception en expliquant qu’elle avait passé la nuit dehors, qu’elle ait payé sa note et soit revenue à Londres ?

— Mais Tommy, nous sommes idiots ! Elle n’avait nul besoin de retourner à Torquay cette nuit-là. Il lui suffisait de prier une amie d’aller à l’hôtel, de payer sa note et de récupérer son bagage !

— Cette hypothèse ne me paraît pas sotte du tout ! Demain, nous prendrons à notre tour, le train de midi à Paddington pour vérifier vos brillantes déductions.

 

Munis des photos, Tommy et Tuppence s’installèrent le lendemain dans un compartiment de première classe du train indiqué et retinrent une table au wagon-restaurant pour le deuxième service.

— Ce serait vraiment trop espérer que de s’attendre à ce que le garçon qui nous servira soit le même que celui ayant servi Una. Je suppose qu’il nous faudrait effectuer le voyage de Londres à Torquay durant des semaines avant de tomber sur lui.

Tuppence poussa un long soupir.

— Cette histoire d’alibi commence à traîner en longueur. Dans les romans, elle est toujours réglée en deux paragraphes.

Mais, pour une fois, les Beresford eurent de la chance. Le garçon du wagon-restaurant qui leur apporta leur note, reconnut tout de suite Una Drake parmi les photos que Tommy lui présentait. Un billet de dix shillings aida à lui délier la langue.

— Je me souviens l’avoir vue ici mardi, car elle m’a appris que le mardi était son jour de chance.

De retour dans leur compartiment, Tuppence conclut :

— Jusqu’ici tout va bien et nous apprendrons probablement qu’elle a bien retenu une chambre à l’hôtel. Le plus difficile sera de découvrir quand elle a regagné Londres, mais peut-être qu’un des porteurs de la gare se souviendra d’elle ?

Cependant, à la gare de Torquay, Tommy, après s’être ruiné en pourboires, n’obtint qu’un vague renseignement : une jeune personne ressemblant assez à l’une des jeunes filles en photo, aurait pris le train de 4 h 40 pour Londres. Mais, il ne s’agissait pas d’Una Drake !

— Cela ne prouve rien, observa Tuppence. Elle a pu prendre ce train sans que personne ne la remarque.

— Ou se rendre à la gare voisine de Torre.

— Nous irons après notre enquête à l’hôtel.

Le Castle était un immeuble important, ayant vue sur la mer. Après avoir retenu une chambre et signé le registre des voyageurs, Tommy leva les yeux sur la jeune réceptionniste et lui demanda nonchalamment :

— Je crois qu’une de nos amies est descendue à votre hôtel, mardi dernier : Miss Una Drake.

La jeune fille sourit :

— En effet, je me souviens très bien d’elle. Elle est Australienne, n’est-ce pas ?

Sur un signe de Tommy, Tuppence lui montra la photo d’Una.

— C’est là une assez jolie réussite, ne trouvez-vous pas ?

La réceptionniste attarda un coup d’œil admirateur sur le visage de Miss Drake.

— Très jolie, en effet.

— Est-elle restée plusieurs jours à l’hôtel ? reprit Tommy.

— Seulement une nuit. Elle a repris l’express pour Londres le lendemain matin. Un bien long parcours pour ne rester que si peu de temps, mais j’imagine que pour une Australienne, les distances ne comptent pas beaucoup.

— Una est très sportive… N’est-ce pas ici, qu’étant allée dîner avec des amis et les accompagnant dans une promenade en voiture, la voiture tomba en panne et Miss Drake ne regagna l’hôtel qu’au matin ?

— Non, car Miss Drake a dîné au restaurant de l’hôtel.

— Comment pouvez-vous en être si certaine ?

— Je l’y ai vue.

— Permettez-moi d’insister car j’étais persuadé qu’elle s’était rendue chez des amis.

— Elle a dîné ici, Monsieur. Je me souviens qu’elle portait une très jolie robe en mousseline semée de pensées.

Dans leur chambre, les Beresford se regardèrent perplexes.

— Cette fille, avec ses certitudes, a tout flanqué par terre, conclut Tommy d’un ton découragé.

— Il est encore possible qu’elle se soit trompée. Je serais d’avis d’interroger le maître d’hôtel du restaurant. Il ne doit pas voir beaucoup de clients à cette époque de l’année.

À l’heure du dîner, Tuppence brûla les dernières cartouches du couple en demandant au maître d’hôtel prenant leur commande :

— Pouvez-vous me dire si une de mes amies dînait ici, mardi dernier ? Elle s’appelle Miss Drake et portait, paraît-il une robe de mousseline ornée de pensées. Tenez… voici sa photo.

Elle tendit le cliché et tout de suite le maître d’hôtel eut un sourire satisfait.

— Parfaitement, Madame, je me souviens très bien de Miss Drake. Elle m’a dit être Australienne. Après le repas elle s’est inquiétée des distractions qu’on pouvait goûter à Torquay. Je lui ai indiqué « le Pavillon », mais finalement, elle a décidé de rester à l’hôtel pour écouter notre orchestre.

— Oh, zut ! siffla Tommy entre ses dents.

— Vous ne vous souvenez pas de l’heure à laquelle elle a dîné ?

— Assez tard, Madame. Vers les huit heures et demie je pense.

À son tour, Tuppence grogna de dépit, lorsque le maître d’hôtel l’eut quittée.

— Nous avons eu tort, Tommy, de croire à une histoire simplette. Cette Australienne m’a l’air d’avoir joliment combiné son coup !

— Aurait-elle sauté dans un train après le dîner ?

— Elle ne serait pas arrivée assez tôt pour se présenter à temps au Savoy. Dernier espoir, je vais parler à la femme de chambre de l’étage.

— Je vous accompagne.

La femme de chambre se souvenait, elle aussi, de cette charmante Una Drake, qui lui avait si longuement parlé de l’Australie et de ses kangourous.

Peu après 9 h 30, mardi dernier, elle avait sonné pour qu’on lui apporte une bouillotte et qu’on la réveille à 7 h 30 le lendemain matin. Elle avait aussi prié qu’on lui serve du café au lieu de thé.

— Vous êtes venue la réveiller ? Elle dormait ?

La femme de chambre regarda Tuppence, sans comprendre.

— Mais… bien sûr, Madame.

— Excusez-moi, j’ai toujours cru qu’elle se levait très tôt.

Après le départ de la domestique, Tommy se laissa tomber dans un fauteuil.

— Tout cela est pur comme de l’eau de roche. Une seule conclusion s’impose : L’alibi de Londres est faux.

— Dans ce cas, Le Marchand doit être un fieffé menteur.

— Nous avons un moyen de vérifier ses dires. À la table voisine de la sienne, se trouvaient des gens qui connaissent Una Drake. Comment s’appellent-ils, déjà… ah ! oui ! Oglander. Eh bien ! nous irons les interviewer sur cette fameuse soirée de mardi et puis, il faudra aussi enquêter un peu sur Miss Drake.

 

Le lendemain matin, les Beresford quittèrent l’hôtel, assez déconfits, pour regagner Londres.

Grâce à l’annuaire du téléphone, il leur fut aisé de découvrir l’adresse des Oglander et Tuppence jouant le rôle d’une journaliste s’occupant des « mondanités » se présenta chez eux.

Mrs Oglander fut ravie de donner des détails sur sa soirée « tellement réussie » au Savoy, le mardi précédent. Alors que l’entretien touchait à sa fin, Tuppence s’enquit :

— Miss Una Drake ne se trouvait-elle pas à la table voisine de la vôtre ? Il paraît qu’elle est fiancée au Duc de Perth. Vous la connaissez, naturellement ?

— Seulement de vue, mais on m’a dit qu’elle était charmante. Elle soupait effectivement non loin de nous en compagnie du jeune Le Marchand. Mes filles la connaissait mieux que moi.

En quittant Mrs Oglander, Tuppence se rendit au 180 Clarges Street où elle fut accueillie par Miss Marjory Leicester, l’amie et co-locataire d’Una Drake.

— Si je comprends bien – résuma la jeune fille – Una s’est lancée dans un pari compliqué dont le sens m’échappe ? Tout ce que je puis vous affirmer c’est qu’elle a couché ici, mardi dernier.

— L’avez-vous vue ?

— Non, car elle est rentrée vers une heure du matin et j’étais déjà au lit. Je l’ai rencontrée le lendemain matin vers 9 h.

L’ayant remerciée, Tuppence sortit et heurta à la porte une grande femme dégingandée.

Après avoir échangé des mots d’excuses avec la nouvelle venue, Tuppence demanda :

— Vous travaillez ici ?

— Oui, Madame. Je viens tous les matins à 9 heures.

Lui ayant glissé une pièce dans la main, Mrs Beresford questionna :

— Vous souvenez-vous d’avoir vu Miss Drake mercredi dernier ?

— Oui. À neuf heures, elle dormait encore et j’ai même eu du mal à la réveiller en lui apportant sa tasse de thé.

Tuppence redescendit les escaliers complètement démoralisée. Elle rejoignit Tommy dans un petit restaurant de Soho et lui raconta ses deux visites, se soldant par deux échecs.

Tommy, de son côté, n’avait rien trouvé.

— J’ai rencontré ce type, Rice. Il prétend avoir aperçu Una Drake à Torquay.

— Donnez-moi un crayon et un papier pour résumer la situation :

 

13 heures 30 : Una Drake vue dans le wagon-restaurant du train allant à Torquay.

16 heures : Arrivée à l’hôtel Castle.

17 heures : Aperçue par Mr Rice à Torquay.

20 heures : Vue dans le restaurant du même hôtel.

21 heures 30 : Demande une bouillotte.

23 heures 30 : Vue au Savoy en compagnie de Le Marchand.

7 heures 30 : Réveillée par la femme de chambre de l’hôtel de Torquay.

9 heures : Réveillée par la femme de ménage à l’appartement de Clarges Street-Londres.

 

Les Beresford se regardèrent et Tommy dut admettre que cette fois, les « Célèbres Détectives de Blunt » étaient battus. Mais Tuppence s’obstina :

— Quelqu’un a forcément menti !

— Pourtant, tous ceux que nous avons interrogés m’ont fait l’impression d’être sincères.

— Il y a une faille quelque part, c’est fatal, Miss Drake ne pouvant se dédoubler. À mon avis, la meilleure chose à faire est d’aller nous coucher. Il paraît que le subconscient travaille pendant le sommeil.

— Souhaitons-le… et si votre subconscient vous apporte une réponse valable, demain matin à votre réveil, je lui tire mon chapeau !

Avant de gagner leur chambre, Tuppence et Tommy étudièrent à nouveau le papier où était détaillé l’emploi du temps de Miss Drake. Tuppence reprit des notes, se parla à haute voix, révisa à nouveau l’horaire des chemins de fer et finalement, le couple se coucha sans la moindre lueur susceptible d’éclairer le mystère des deux alibis.

— C’est décourageant, gémit Tommy.

— La soirée la plus déprimante que j’aie jamais passée.

— Nous aurions dû nous rendre au Music-Hall. Quelques bonnes blagues sur les éternels sujets, comme les belles-mères, les jumelles… nous auraient fait grand bien.

— Non. Vous verrez que cette concentration profonde aura un heureux résultat. Ce que nos subconscients vont être occupés durant les huit heures à venir !

Sur cette note d’espoir, ils s’endormirent.

 

— Eh bien ? s’enquit Tommy le lendemain matin, le subconscient a-t-il fait son devoir ?

— J’ai une idée.

— Bravo ! quelle sorte d’idée ?

— Je vous avertis qu’elle ne correspond pas du tout à ce que j’ai l’habitude de lire dans les romans policiers. Au vrai, c’est vous qui me l’avez mise dans l’esprit.

— Alors, elle est sûrement géniale ! Vite, Tuppence confiez-la moi ?

— Il va falloir que j’expédie un câble pour vérifier mon hypothèse. Je ne puis rien vous dire d’autre pour l’instant. Bien que ma thèse m’apparaisse ridicule, elle est la seule capable de cadrer avec les faits.

— Je dois aller au bureau, car je ne puis laisser la foule de nos clients attendre en vain le brillant Mr Blunt ! Je remets donc cette affaire d’alibis entre les mains de ma collaboratrice la plus douée.

Tuppence ne se montra pas au bureau de la journée et, lorsque Tommy regagna l’appartement, vers 5 heures 30, il la trouva débordante de joie.

— Ça y est Tommy ! J’ai résolu le problème des alibis ! Nous n’avons plus qu’à réclamer le remboursement de tous les pourboires distribués à la ronde et présenter une note sérieuse à Mr Montgomery Jones. Après quoi, le charmant jeune homme pourra aller récupérer son Australienne.

— Vite ! la solution ?

— Elle tient en un mot : jumelles.

— Comment ça : jumelles ?

— Mais oui ! C’est d’ailleurs la seule solution possible. Vous m’en avez donné l’idée hier soir en parlant de Music Hall. J’ai envoyé un câble en Australie et je viens de recevoir la réponse que j’espérais. Una a une sœur jumelle, Vera, qui est arrivée en Angleterre, lundi dernier. Cela explique le pari. Una a pensé que ce serait une bonne farce à jouer au pauvre Montgomery Jones. La sœur s’est rendue à Torquay alors qu’Una restait à Londres.

— Quand je pense que dans les romans policiers, se servir de jumeaux pour se procurer un alibi est violer la règle du jeu !

— Oui, mais ici la solution était élémentaire. Elle était à la portée d’un imbécile.

— Merci pour nous !

— Vous pensez qu’Una sera mortifiée en apprenant qu’elle a perdu ?

— Mais non, je vous ai déjà donné mon opinion là-dessus. Elle admire la subtilité de Montgomery Jones. J’ai toujours été persuadée que le respect pour les capacités intellectuelles de celui qu’on épouse devrait toujours être la base de la vie conjugale.

Tommy se redressa :

— Je suis heureux de vous avoir inspiré ces sentiments, Tuppence.

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